De Maître à élèves

L’apprentissage d’un artisanat traditionnel au Japon*

* Bien que le dialogue qui suit soit pure fiction, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé n’est ni fortuite ni involontaire. Cet article n’a d’autre but que celui d’éclairer le lecteur sur quelques aspects des conditions d’un apprentissage dans la tradition japonaise.

Bernard Maseaux (24 ans), un jeune Belge qui souhaiterait apprendre au Japon le métier de polisseur de sabres, a rencontré le 31 septembre 2011 Paul Lisseur (45 ans), lui-même restaurateur de sabres formé au Japon. Bernard lui rend visite à Chilleurs aux Bois (un paisible [et authentique] petit village du Loiret où Paul a installé son atelier à son retour du Japon), afin de l’écouter parler de son expérience, y prendre des conseils et en prendre de la graine et du plomb :

– Sensei, je vous remercie de me recevoir aujourd’hui dans votre atelier de Chilleurs. Je suis moi-même intéressé par ce que vous y faites et j’envisage de faire un séjour au Japon pour devenir polisseur…
– D’abord, ne m’appelez pas « sensei », ça n’a pas lieu d’être vu nos relations, en plus d’être tout à fait ridicule en français.
– Mais j’ai des copains qui pratiquent les arts martiaux et qui appellent leur prof « sensei ».
– Ben… c’est des cons, les uns comme l’autre. Et si vous souhaitez suivre un enseignement au Japon, vous apprendrez à ne pas commencer vos phrases par « mais ».
– Je peux vous appeler maître, alors ?
– Pas davantage, puisque je n’ai pas d’élèves. Mais pourquoi pas, si vous êtes en mal d’autorité paternelle ou à la recherche d’une figure masculine…

Voilà comment Bernard s’était imaginé le début de leur entretien la veille au soir, quand il cherchait désespérément à s’endormir. En réalité, la rencontre fut beaucoup plus chaleureuse, car Paul est plutôt un type sympa (c’est un ancien routier). Ecoutons-les :

– J’ai appris que vous étiez resté une dizaine d’années au Japon, chez maître Ayashii. C’est si long que ça pour apprendre à polir des sabres ?
– A un élève motivé, je pourrais lui apprendre le métier en 3 ans ; au Japon c’est 10, c’est le prix à payer. Tout prend 10 ans là-bas.
– Comment ça ? Le maître n’enseigne pas rapidement ?
– Comprenons-nous bien : un artisan qui forme un élève, forme aussi un futur concurrent ; le maître a donc intérêt à ce que l’élève reste le plus longtemps possible dans son atelier.
– Mais alors, quels sont les avantages pour un maître à avoir des disciples ?
– Il y en a plusieurs : tout d’abord, monsieur Untel, prenant élève, devient maître Untel ou, si vous voulez, « Untel-sensei » en japonais. Il faut dire qu’au Japon le terme « sensei », bien que son utilisation soit galvaudée, est une marque de respect, ce qui n’est pas pour déplaire à l’égo de certains. Ensuite, l’élève se verra confier la réalisation des tâches répétitives les plus rébarbatives, telles qu’elles existent dans tous les métiers, et soulagera ainsi les lombaires du maître. Enfin, en échange d’être nourri et logé, l’élève sera chargé de toutes les tâches ménagères.
– Le disciple est payé pour son travail ?
– Ça fait deux fois que vous utilisez le mot « disciple », alors laissez-moi faire une mise au point lexicale, comme je l’ai fait hier soir pour le terme « sensei » dans votre rêve éveillé…
– Comment vous savez !? Vous avez des dons de voyance ?
– Non, pas du tout, je ne sais pas lire dans les pensées, mais comme c’est Franz qui écrit ce texte, il peut nous faire dire et nous faire faire ce qu’il veut. Jusqu’à ce village au nom ridicule dans lequel il m’a installé ! Enfin… Je disais donc que le mot disciple a une connotation religieuse ou philosophique, or il ne s’agit pas ici d’adhérer à la pensée ou à la doctrine d’un maître. D’ailleurs les Occidentaux ont tendance à fantasmer le maître oriental sous les traits d’un expert quinquagénaire qui serait aussi une sorte de guide spirituel à l’hygiène de vie irréprochable. Faites attention à ceci :

– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est une image d’Epinal… Bref, le maître n’est qu’un homme, un patron de TPE qui a un apprenti et qui ne prétend pas vous apprendre la vie ; il n’y a que dans la littérature qu’on rencontre des Vautrin. Quant à être payé, non. Pas dans les premières années en tout cas.
– Oui, c’est vrai ce que vous dites, on a tendance à imaginer le maître sous les traits d’un mentor…
– Le cinéma n’y est pas pour rien :

Chers lecteurs, laissons un instant nos deux héros reprendre leur souffle. Je profite de ce petit interlude pour vous inviter à vous resservir une tasse de café et pour rappeler à ceux d’entre vous qui ont pris le train en marche, ou qui ont pour mauvaise habitude de ne pas lire les notes en marge, qu’il s’agit d’un texte fictionnel basé uniquement sur ce que j’ai eu l’occasion de voir, de vivre ou d’entendre au Japon. Les situations qui y sont décrites, bien qu’authentiques, ne sauraient être généralisées. Voyez ce texte comme une fable récréative visant à expliquer le jeu et les enjeux des relations entre les différents acteurs d’un atelier. Retournons à présent auprès de nos deux protagonistes :

– A propos du maître, je voulais aussi vous demander comment faire pour en trouver un au Japon.
– Je ne sais pas quelles sont les différentes options, mais en ce qui me concerne, je m’étais adressé à l’époque au musée du sabre ; ils m’avaient donné l’adresse de maître Ayashii en me disant que, lui, il acceptait de prendre des élèves étrangers.
– Pourquoi ? Les autres sont racistes ?
– Non, pas plus que nous ; enfin, pas beaucoup plus… Mais il faut bien admettre que les étrangers débarquent complètement à côté de la plaque. Certains maîtres n’ont pas envie – et ça se comprend – de s’embarrasser de gaijin qui ne comprennent rien à rien, à commencer par la langue. Et puis, certains élèves – les Français par exemple – pourraient corrompre les apprentis japonais avec des idées subversives du genre « tout travail mérite salaire », les « droits de l’homme », le « code du travail », la « liberté individuelle » etc. (J’exagère un peu mais je me fais plaisir).
– C’est plutôt sympa de la part de maître Ayashii d’accepter des étrangers alors ?
– Oui, enfin, ce n’est pas non plus par humanisme : quand les élèves viennent de loin, c’est que la renommée du maître doit être internationale…
– Je vois… Alors vous lui avez écrit et il vous a accepté comme disciple ? Pardon, comme élève ?
– Ça ne s’est pas fait aussi vite ; ça n’aurait d’ailleurs pas été sérieux de sa part de me prendre comme élève sans me voir, ni de la mienne d’y aller sans prendre la même précaution. Il m’a proposé de venir passer un mois à l’essai, afin que je me fasse une idée de la vie qui m’attendrait. Et puis, maître Ayashii voulait aussi voir si je m’entendrais bien avec les autres élèves.
– Ah ! Il avait d’autres élèves ?
– Oui, ils étaient quatre, mais l’aîné terminait son apprentissage et allait prendre son indépendance, libérant ainsi une paillasse dans la chambre des élèves. J’ai en quelque sorte eu de la chance d’arriver au moment où une place se libérait.

Chers lecteurs, c’est encore moi. Permettez que je fasse une pause ; il vous faut moins de temps pour lire ce texte qu’à moi pour l’écrire !

Voilà, je vous reviens. Nous avons vu que maître Ayashii avait plusieurs élèves. Il serait intéressant que Bernard pose quelques questions à propos des relations entre élèves. Insufflons-lui l’idée.

– Tiens, une idée me traverse l’esprit… Comment ça se passait entre élèves ? Vous avez parlé d’un « aîné » qui quittait l’atelier pour devenir indépendant ; « aîné » désigne l’élève le plus vieux qui a fini son apprentissage ?
– Pas tout à fait. J’ai utilisé le mot « aîné » pour traduire « senpai », littéralement le « prédécesseur », le « devancier ». C’est ainsi que vous appelez celui au-dessus de vous dans la hiérarchie des élèves, laquelle est fondée sur l’ancienneté au sein de l’atelier, indépendamment de l’âge ou des qualités. Quand je suis arrivé chez maître Ayashii, il y avait 4 élèves, ou deshi – plus précisément des uchi-deshi, car ils habitaient chez le maître -, dont le numéro 1 (le plus ancien) était sur le départ car il avait fait ses 10 ans. Dès lors, chaque élève monte d’un cran, le numéro 2 devenant numéro 1, le 3 devenant 2 et ainsi de suite, avec les prérogatives qui accompagnent chaque position comme le droit de se lever plus tard que les autres ou d’être servi à table avant les autres. Dans cette hiérarchisation, celui qui vous précède est votre senpai, mais vous êtes vous-même le senpai de celui qui vous suit, appelé kôhai, le cadet.

– Vous avez dit que l’âge ne comptait pas…
– Oui, encore qu’il soit préférable qu’il n’y ait pas une trop grande différence dans le cas où un senpai serait biologiquement plus jeune qu’un kôhai. Se faire « engueuler » par un gamin qui a 10 ans de moins que vous peut être source de problèmes. Par ailleurs, j’évoquais aussi les « qualités » qui n’étaient pas prises en compte dans cette hiérarchie. Je pensais principalement aux qualités intellectuelles ; ici aussi, recevoir des ordres idiots d’un senpai crétin est très frustrant…
– J’imagine que la position de kôhai ne doit pas être facile…
– …
– Qu’en est-il des tâches ménagères ? Comment étaient-elles réparties entre les élèves ?
– Réparties ? Pas de répartition ! Tout pour la gueule du petit dernier : courses, cuisine, lessive…

Cher lecteur, je vous prie de bien vouloir me pardonnez cette intrusion, mais je sens que ces questions de Bernard rappellent de douloureux souvenirs à Paul. Alors, pour le soulager un peu, laissez-moi vous répondre brièvement à sa place. En fait, les droits et devoirs d’un kôhai peuvent se résumer aux Onze commandements suivants (c’est moins « classe » que Dix, tant pis) :

1. Après les autres tu te coucheras
2. Avant les autres tu te lèveras
3. Les courses tu feras
4. Les repas tu prépareras
5. La vaisselle je laverai ? (ben oui, quelle question, bêta !)
6. Les lessives tu t’en occuperas
7. L’atelier tu nettoieras
8. Le ménage ètcétéras
9. Point de questions tu poseras
10. Les autres polir tu regarderas
11. Un dimanche par mois libre tu seras

– Dites donc ! C’est le Stalag votre truc ! C’est de l’esclavagisme !
– C’est une façon d’appeler les choses, et en tout cas des conditions auxquelles nous ne sommes pas habitués dans nos contrées. Là-bas ils disent que c’est pour mettre à l’épreuve votre détermination…
– Mais euh… avec tout ça, le kôhai n’a pas le temps d’apprendre le métier ?
– En s’organisant bien et en rabotant les pauses, il doit rester deux ou trois heures par jour.
– J’imagine qu’il y en a beaucoup qui abandonnent…
– Effectivement. Mais sachez qu’il y a quand même un espoir qui fait survivre le benjamin : celui de l’arrivée d’un nouvel élève qui prendra sa place derrière les fourneaux. Par ailleurs, le senpai bien avisé sera bienveillant envers son cadet, car si celui-ci jette l’éponge, c’est l’autre qui retourne à la plonge !
– C’est en effet un espoir réconfortant… Vous dites que le cadet apprend deux ou trois heures par jour ; comment est-ce que cet apprentissage se passe concrètement ?
– Chaque élève a son travail à effectuer, en fonction de ses aptitudes. L’élève débutant se verra confier une tâche simple destinée à acquérir un geste technique. Il faudra qu’il le maîtrise assez rapidement afin que son travail contribue réellement à l’exécution des commandes reçues par l’atelier. Au fil des ans il apprendra à maîtriser toutes les étapes d’un polissage. Il n’est peut-être pas inutile que je vous précise que c’est généralement le senpai qui enseigne le métier. Je considère d’ailleurs que mon véritable maître est mon aîné, c’est lui qui m’a appris le métier, maître Ayashii ne passant que pour superviser le travail et donner quelques instructions. J’irais jusqu’à dire qu’il vaut mieux se choisir un bon senpai qu’un maître renommé, mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne malheureusement.
– Est-ce à dire que maître Ayashii ne travaillait pas beaucoup ?
– En général il ne passait qu’une ou deux heures par jour dans l’atelier pour réaliser les finitions. Le reste du temps il recevait des clients, des amis avec lesquels il jouait au mahjong, dormait…
– Autrement dit, ce sont les élèves qui font tout le travail.
– Oui, et en particulier les plus avancés. Et c’est d’ailleurs là souvent une source de rancœur envers le maître. Les deux ou trois dernières années de l’apprentissage, l’élève maîtrise quasiment le travail. Au début, quand on commence à apprendre, on accepte de travailler à l’œil, ou juste pour une poignée de yens, de quoi payer ses cigarettes, parce qu’on n’est pas encore opérationnel. Par la suite s’installe un sentiment d’amertume à mesure qu’on progresse car on a vraiment l’impression d’être exploité… en fait ce n’est pas qu’une impression !
– L’élève ne peut pas simplement foutre le camp ?
– Si. Certains le font, en particulier les étrangers qui ne souhaitaient de toute façon pas s’installer professionnellement au Japon : ils n’en ont rien à « foutre » – pour parler comme vous – de partir en claquant la porte. En revanche, pour les élèves japonais, c’est autre chose ! Eux, il vaut mieux qu’ils gardent de bonnes relations diplomatiques avec leur maître s’ils veulent se faire une place dans le monde des polisseurs de sabre au Japon. Mettons que les deux dernières années constituent une sorte de cadeau pour remercier le maître d’avoir pu apprendre le métier chez lui.
– Ils sont plus à plaindre que nous alors…
– Ouais… faut dire que les Japonais ont quand même l’habitude de ce genre de « cadeaux ». C’est comme le loyer supplémentaire que vous payez au propriétaire à chaque renouvellement de bail, tous les deux ans. C’est le fameux « reikin », le « thank you money » pour remercier le propriétaire de pouvoir occuper son logement, et qui correspond généralement au montant du loyer mensuel.
– Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce système mafieux ?
– Je comprends votre réaction… mais c’est comme ça. Cela dit, en contrepartie, les bailleurs japonais sont généralement très corrects et font effectuer des travaux dès que quelque chose est défectueux. Mais bon, on n’est pas là pour parler de ça. Pour en revenir à nos moutons, il faut ajouter encore ceci : au fil des ans, l’élève doit petit à petit se constituer son propre stock de pierres à polir – certaines peuvent être très chères – afin d’avoir tout le matériel nécessaire le jour où il quittera l’atelier pour ouvrir le sien. C’est dans les dernières années de son apprentissage qu’il peut mettre le plus d’argent de côté, car il est quand même payé un peu plus qu’à ses débuts, mais encore loin de la valeur réelle de son travail.
– Hum…
– J’ai peut-être noirci un peu le tableau ; il y a aussi de vraies relations d’amitié qui naissent entre les élèves… Alors ? Toujours envie d’aller au Japon ?
– De plus en plus !

Share This