Laurent MILHAU

1954-1999

(*article publié initialement sur ce site le 24 août 2009)

 

Le 10e anniversaire de la disparition de Laurent Milhau est l’occasion de se souvenir de lui et de ce qu’il nous a apporté. Je remercie toutes les personnes qui ont accepté de participer à l’hommage qui lui est rendu ici.

Rencontre avec Laurent Milhau (par Franz Baldauff)

J’avais 5 ans lorsque Laurent Milhau débarqua dans le port de Yokohama. A l’époque, mon intérêt pour le sabre japonais était évidemment nul. Ce n’est qu’une douzaine d’années plus tard que je commençai à m’y intéresser. Et il faudra encore attendre 5 années avant que je fasse sa connaissance, en 1996. Entre-temps, Laurent avait appris le métier de togishi à Fukuoka, dans le Kyûshû, chez maître Kajihara.
Après ses études à l’École du Louvre et à l’E.H.E.S.S., ainsi qu’un rapide passage par l’Institut des Langues et Civilisations Orientales en section japonaise, Laurent arrive au Japon en 1980, à l’âge de 26 ans. Peu rassuré par les machines volantes, il avait opté pour le rail et les voies maritimes afin de rejoindre l’atelier de Kajihara. Le Transsibérien le mena jusqu’à Nakhodka, gare terminus de cette ligne à l’époque. Puis le bateau jusqu’à Yokohama. Enfin, le shinkansen jusqu’à Fukuoka.

Laurent face à Kajihara Kôtôken, lors de son arrivée au Japon en 1980.

C’est en France qu’il avait fait la connaissance de Kajihara, qui y était en déplacement professionnel, en avril de la même année. Au départ, et dans le cadre de ses études à l’École du Louvre, Laurent avait pour projet de ne rester que deux ans à Fukuoka pour lui permettre d’acquérir les connaissances suffisantes en vue de la rédaction d’un catalogue qui aurait fait l’inventaire des sabres japonais conservés dans les collections publiques françaises. Il y restera près de quatre années. L’apprentissage, comme dans la plupart des ateliers, ne se fait pas directement de maître à élève, mais de senpai à kôhai, d’aîné à cadet. Le sensei n’apporte au poli que la dernière touche des finitions, s’occupe des relations commerciales ou passe son temps à des activités beaucoup plus divertissantes. C’est donc Tsugami Shûichi qui lui enseignera le métier. Entre eux naîtra une amitié sincère et durable : M. Tsugami viendra notamment en France, en hiver 1999, pour achever le polissage d’une demi-douzaine de lames.

Dans l’atelier de Kajihara, avec son aîné Tsugami Shûichi (photo T.S.)

Avant son retour en France, Laurent s’arrête à Tôkyô pour effectuer des stages en fabrication de shirasaya (chez Hiroi) et de habaki (chez Andô). Il revient en France – et en avion – en 1983 et installe son atelier Passage de la Bonne Graine, à Paris dans le 11e arrondissement. Cinq ans plus tard, il délocalise sa petite entreprise de restauration d’armes japonaises à Chelles sur Oise, en Picardie.

En 1983, chez M. Andô.

J’ai rencontré Laurent pour la première fois en 1996, à la gare de Compiègne, où il m’attendait. Nous avions pris rendez-vous : je voulais rencontrer une personne qui exerçait le métier auquel j’aspirais et j’étais venu en train de Strasbourg, où j’étudiais l’archéologie et les rudiments du japonais. En descendant de la voiture SNCF, j’ai aperçu un homme au crâne rasé, vêtu d’un kimono bleu et chaussé de zôri, dont le regard espiègle me fixait. Il m’avait reconnu de suite : j’avais été trahi par le catalogue d’un demi mètre de long Sabres du Japon, acheté la veille à la galerie Burawoy, qui dépassait de la plus grande pochette en plastique que j’avais pu dénicher. Monsieur Milhau m’était apparu amaigri par rapport aux photos que j’avais vues de lui dans le magazine La passion des couteaux paru quelques mois plus tôt. La maladie avait déjà commencé à l’affaiblir.
Cette première journée passée à Chelles fut une révélation, à plusieurs égards. Tous les mots barbares de la nomenclature du sabre prenaient forme. Les noms des activités martensitiques patiemment mémorisés à travers les livres se matérialisaient enfin « pour de vrai ». Facta est lux. C’est Laurent qui m’a appris à regarder un sabre. On n’insistera jamais assez sur la nécessité de se faire montrer, par une personne compétente, sur de bonnes lames, les différentes activités de nie et de nioi. C’est également lui qui m’a convaincu d’aller étudier aux Langues O’ à Paris, puisque la maîtrise du japonais est indispensable à l’étude approfondie des sabres.

L’atelier à Chelles-sur-Oise (photo P. Michel).

Lors de cette première visite, je fus également enchanté par le cadre bucolique dans lequel Laurent exerçait son art. On ne pouvait que tomber sous le charme de cette propriété picarde composée de trois petits bâtiments en pierre de taille disposés autour d’un cour : l’habitation principale, la maison d’ami et l’atelier. Les intérieurs étaient décorés avec goût. Chaque objet avait été méticuleusement sélectionné en fonction de ses qualités artistiques. En esthète qu’il était, Laurent savait assortir une pendule Louis XVI d’une peinture japonaise contemporaine ou d’armes africaines. Tous ces objets, de provenances et d’époques diverses, reflétaient le goût artistique assuré du maître des lieux. Il n’en était pas un seul qui ne m’eût plu, à l’exception peut-être d’une toile aux couleurs criardes, accrochée dans sa chambre, qu’il avait soustraite aux regards chastes de ses hôtes hétérosexuels.

De cette première rencontre, il s’ensuivit une relation soutenue au cours des trois années suivantes. J’allais régulièrement lui rendre visite pendant mes vacances universitaires pour y étudier des sabres. Mes nombreux mais courts séjours à Chelles étaient occupés à la pratique du polissage sur uchigomori et à la réalisation d’oshigata. Il arrivait aussi que je serve de truchement dans les négociations avec ses clients allemands, car on venait de loin pour faire polir chez Milhau ! Parfois je l’assistais dans ses visites aux réserves des musées pour inventorier les collections de sabres ; un vieux projet qui lui tenait à cœur. Les dernières années de sa vie furent monacales et tout entières consacrées aux lames. Dans l’atelier, Laurent était plus japonais que l’Empereur : il n’avait pas recours à des procédés modernes, électriques et sacrilèges pour accélérer et faciliter le travail. Il œuvrait à l’ancienne. Polissage certifié conforme à la tradition. Le togidai se devait d’être constamment dans un état immaculé : « quand on est sur le togidai, on ne fume pas, on ne mange pas, on ne boit pas et on ne fait pas pipi dans la rigole ! » Ce n’est que plus tard, en visitant d’autres ateliers au Japon, que je constatai le caractère exceptionnel de l’orthodoxie de Laurent, car en vérité je vous le dis, les clients n’ont pas accès aux ateliers qui sont des capharnaüms dans lesquels on fume, on mange et on boit, pour ce dont j’ai été témoin.

Vue sur les deux togidai de l’atelier et sur la rigole (photo A. Joubain).

Laurent ne me parlait jamais de la mort et ne semblait pas la considérer comme une éventualité probable à court terme. Il avait plein de projets, dont certains ont pu être menés à bien. Il avait obtenu en juin 1997 le titre de maître artisan qui était une reconnaissance officielle de son métier. Il avait fait construire une annexe dans le prolongement de l’atelier qui aurait dû servir à y loger un apprenti : il était prêt à transmettre son savoir-faire. Il voulait aussi partager ses connaissances théoriques et fut le président fondateur de Kokusai tôken kai – Société d’hoplologie. Cette association, que j’eus le plaisir de servir jusqu’en 2005 en tant que secrétaire, édita Pierres et sabres en février 1999, le premier livre non japonais entièrement consacré au polissage. Laurent s’était également beaucoup investi dans la restauration de plusieurs lames du Musée Guimet ; commande qu’il n’aura malheureusement plus la force d’honorer.

Pierres et sabres, 1998, le premier livre occidental consacré au polissage.

Son état physique s’est dégradé au cours de l’été 1999, en particulier suite au décès tragiquement accidentel de Marie-Thérèse, une amie proche, lequel n’a certainement pas été de petite conséquence sur son mental. Laurent ne parlait pas de la mort qui l’attendait, mais il y faisait dorénavant allusion par de petites phrases comme « il faut aller vite maintenant » ou « il va falloir se débrouiller sans moi » mais, évoquant les mœurs légères et insouciantes de sa folle jeunesse : « je ne regrette rien »…
Ses forces l’ont définitivement abandonné le 24 août. La crémation a eu lieu au cimetière du Père-Lachaise le 1erseptembre.

Dix années se sont écoulées depuis. Il reste de son activité de polisseur quelques dizaines de lames repolies qui continueront encore pendant quelques années à nous ravir de leur beauté, à condition que leurs propriétaires en prennent soin. Malgré tout, le temps passe et chaque jour ternit un peu plus l’œuvre du polisseur qui est vouée à la disparition à moyen terme. La voilà, la véritable tragédie de cette corporation. Laurent souhaitait sans doute laisser une marque moins éphémère de son passage à travers des articles publiés dans le Bulletin de l’Association franco-japonaise et un legs au Musée Guimet d’une lame de Katsumitsu. Il reste aussi la passion transmise à quelques-uns et le partage des connaissances, commencé dans son atelier et se poursuivant à travers le KTK, grâce auquel de nombreux collectionneurs ont pu se rencontrer.

Articles de Laurent dans le Bulletin de l’Association franco-japonaise : N°17 (juillet 1987), Oshigata ; N°19 (janvier 1988), Quelques précisions sur l’origine des faux dans l’art des sabres japonais ; N°27 (janvier 1990), Opération katana ; N°31 (janvier 1991), Les bases du kantei – jûsan no mitsuke.

Et puis des souvenirs. Notamment celui de longues soirées passées dans l’atelier – baigné dans la chaleur rassurante d’un feu de bois – qui, après le coucher du soleil et l’endormissement de la nature, plongeait dans une sérénité claustrale. Les secondes s’égrenaient au rythme régulier du va-et-vient de la lame sur la pierre, dont le son évoquait le battement d’un cœur. Seul le hululement d’une chouette lointaine venait de temps en temps distraire ce massage cardiaque qui redonnait vie aux lames.

Message de Robert Burawoy

Toute ma vie, j’en ai vu le cours modifié au hasard des rencontres de gens exceptionnels. Laurent Milhau était de ceux-là, de façon évidente dès la première rencontre. Sa passion pour le sabre japonais, profonde et désintéressée, a modifié de façon durable tant ma perception que ma façon de collectionner.
J’étais collectionneur depuis déjà douze ans, avec un modeste apprentissage classique à base de jûsan no mitsuke, de documentation et de beaucoup de travail, quand il est rentré du Japon en 1983. Laurent a enrichi mon expérience de la sienne qui venait de sa formation à « mettre le sabre à la pierre », ce qui donnait notamment une perception physique de la dureté de l’acier, variable suivant les époques (et qui ne figure pas dans les jûsan no mitsuke), et des difficultés techniques auxquelles sont confrontés les polisseurs. Avec lui, j’ai appris à voir plus (et mieux) ainsi qu’à juger de la qualité d’un poli, si crucial pour l’appréciation du sabre. Tout aussi important, la sécurité que me donnait la confiance que j’avais en son talent et son exigence, m’a permis d’acheter des sabres dans un état « à risque » dont j’avais appris à voir le potentiel, et les résultats ont souvent dépassé mes espérances. Ce fut l’âge d’or de ma collection de sabres. Que son intelligence et son humour décapant fassent de chaque rencontre un moment joyeux autant qu’enrichissant, ne furent pas la moindre des stimulations. Parcourant le monde à la chasse aux trésors, je les ramenais à Paris, puis à Chelles (même le trajet était superbe), pour les partager avec mon incontournable camarade de jeu.
Ce que j’ai appris de lui a eu, tristement, une dernière application. Le 20 juillet 1999, en fin d’après-midi, Laurent m’a ramené un sabre dont il venait de terminer le polissage. En le regardant, j’ai compris que ce serait son dernier travail. Sa faiblesse et son épuisement étaient évidents dans le polissage qui demande tant de force physique. La gorge serrée, je n’ai su trouver les mots adéquats, et sans doute n’y en avait-il pas, pour exprimer ma compassion et mon amitié. J’ai levé les yeux, nos regards se sont croisés et j’ai vu dans les siens qu’il savait que je savais. Il est parti sans rien dire. C’était la dernière fois que je l’ai vu et il nous a quittés un mois plus tard.
C’était il y a dix ans, et depuis je ne contemple plus les sabres, non que je les trouve moins beaux mais l’expérience est tellement diminuée sans lui.

R.B.

En 1984, réalisant des oshigata (photo R. Burawoy).

Message de Jacques Boulard

J’ai connu Laurent du temps où il exerçait encore Passage de la bonne Graine à Paris, dans un petit local d’environnement très pittoresque. Sa passion pour son métier (ou plutôt son art) m’a grandement impressionné et nous avons tout de suite sympathisé. J’ai eu par la suite de nombreuses occasions de le voir, que ce soit pour lui confier des lames à polir ou par exemple à la galerie de Bob Burawoy lors de la sortie de son livre, ou encore chez sa Maman à Paris.
Je me souviens lui avoir fait visite chez lui à Chelles, en compagnie de Bernadette. C’était une journée très ensoleillée. Nous nous y étions rendus depuis Paris, légèrement vêtus et en moto, après avoir visité le château voisin de Pierrefonds.
Laurent était déjà affaibli par la maladie, mais il nous avait accueilli avec plaisir et gentillesse et nous avait fait visiter avec entrain ses installations. Je me rappelle les efforts qu’il cachait pour gravir le raide escalier en bois qui menait de son atelier à son bureau en mezzanine. Il nous offrit de partager avec lui un bol de matcha qu’il prépara devant nous selon les rites et servit dans un magnifique chawan en raku noir sorti d’une boîte précieuse. Puis il nous montra quelques lames de grande qualité qu’il était en train de polir, tout en faisant des commentaires érudits, mais en même temps compréhensibles pour un non initié comme Bernadette, sur l’histoire des kotô en relation avec celle du Japon médiéval.
Le temps a passé, la nuit est tombée, un vent froid s’est levé et il fallait regagner Paris en chemisette. Nous lui avons demandé de nous prêter quelque vêtement chaud, et c’est ainsi que je me suis retrouvé emmitouflé dans un blouson noir et orange assez loin de l’austérité qui sied à un polisseur ayant trouvé la voie. Laurent nous a confié, mi figue mi raisin, que c’était son blouson de drague du temps de sa folle jeunesse, qu’il ne le mettait plus mais qu’il y tenait beaucoup parce que cela lui rappelait de bons moments.
J’ai conservé ce blouson pendant longtemps faute d’occasion de le lui rendre, car ses visites à Paris se faisaient rares et limitées aux soins qu’il y recevait, et aussi par paresse. En fait, j’ai fini par le lui faire parvenir par Bob, qui le voyait occasionnellement, avec un petit et tardif mot de remerciement. C’est peu après que j’ai appris avec tristesse la nouvelle de son décès.

J. B.

Photo datée du 27 mars 1991.

Message de Michel Chasseuil

Pour le dixième anniversaire du décès de Laurent Milhau, ce n’est pas de sa disparition dont j’ai envie de me souvenir, mais de son apparition dans le circuit Japon parisien. C’est dans la boutique de Bernard Le Dauphin, alors rue de Grenelle, fin 1983, que j’ai rencontré Laurent pour la première fois ; je venais d’acheter une petite lame de l’école Horikawa, quand Laurent est entré. Tout frais émoulu de son apprentissage au Japon, il faisait la « tournée des popotes » pour se faire connaître. Ce fut donc l’occasion de lui confier une première lame à repolir.
Ce fut un mois plus tard que je la récupérai, chez lui, dans son atelier situé Passage de la Bonne Graine, dans le 11e arrondissement, et c’est là que je fis vraiment sa connaissance et celle du sabre japonais. Le courant passa très vite, car j’étais avide d’informations et lui d’explications.
C’est ainsi qu’il me proposa de me guider sur la découverte du nippon-tô en m’invitant tous les samedis après-midi à venir examiner des lames qu’il me commentait, expliquait et décortiquait. Et pendant toutes ces années parisiennes je me précipitais le samedi dans son atelier où il me préparait une petite exposition de lames qu’il me décrivait avec gourmandise.
Ce furent des moments privilégiés et les seuls dont je veux me souvenir. Laurent est toujours là à travers ce qu’il nous a transmis, et c’est la seule chose importante en ce 10e anniversaire.

M.C.

Le premier atelier parisien de restauration de lames japonaises (photo Tsugami S.)

Message de Serge Degore

J’ai rencontré Laurent pour la première fois dans les années 1980. Il venait juste de s’installer à Chelles. La première lame sur laquelle il a exercé ses compétences est toujours en ma possession. Lorsque je la regarde, je me souviens. L’atelier sur deux niveaux, le partage d’un thé vert, les discussions sur les quelques lames qu’il avait en restauration, l’impression de découvrir un nouvel objet après qu’il m’eût fait attendre juste ce qu’il faut pour aiguiser ma fébrilité…
Habitant loin, je ne le voyais pas très souvent. La dernière lame qu’il m’a restaurée m’a été rendue quelques jours avant son décès. Il ne pensait plus pouvoir en polir d’autres et l’immense fatigue due au mal qui l’accablait ne l’empêchait pas de penser à l’après. Il avait réalisé l’ouvrage sur le polissage qu’il, pour reprendre son expression, « déposait de bon cœur dans le panier de la mariée », en faisant allusion à la création de l’association.
En 1989, nous avions eu l’occasion d’échanger plus amplement lors de l’« Opération Katana » organisée par le GRMT [Groupe de recherche sur la métallurgie traditionnelle] et le Musée du fer de Nancy. Une délégation japonaise composée de Wakita Ryosui, Ono Masami, Mori Masaharu et Imase Michiharu était présente. Laurent avait installé son atelier près de l’exposition des lames. Il en avait réalisé les oshigata et les descriptions qu’on peut retrouver dans le livre de Robert Burawoy, Le sabre d’Art Japonais, aux presses universitaires de Nancy.
Beaucoup de monde s’est croisé lors de cette manifestation. Les maîtres japonais étaient le centre d’intérêt de la majorité des stagiaires et Laurent paraissait parfois un peu en marge de toute cette organisation. J’ai eu la chance de faire le tour de l’exposition avec lui, commentant chaque lame avec les mots justes, alternant les moments d’échanges, d’analyse et ceux de la contemplation. Son humour était parfois acide, mais sa disponibilité pour partager chaleureusement toujours présente.
Adieu Laurent, ta disparition prématurée a laissé un grand vide dans le petit monde du sabre en France.

S.D.

Le togidai de Laurent à Nancy (photo S. Degore).

Message de M.D.

Amateur débutant, j’avais fait parvenir une lame à Laurent Milhau pour restauration ; je ne le connaissais que par téléphone. Quelques mois plus tard, il m’appela au bureau et me proposa, passant à proximité le lendemain, de me rapporter la lame, ce que j’acceptai bien volontiers. Je lui donnai rendez-vous au mess étant, à l’époque, militaire. Le lendemain en tout début d’après-midi, nouvel appel de sa part pour me confirmer qu’il était bien arrivé et qu’il m’attendait dans le hall du mess. Il était « accompagné » et son arrivée dans le hall du cercle, bien que peu fréquenté à cette heure, n’avait pas été inaperçue !! Après un café et la contemplation du travail effectué (c’était la première fois que je faisais repolir et que je pouvais regarder une lame comme cela), une conversation variée me fit oublier ma première impression ; il se montra, à ma surprise, fort intéressé par mon métier. Je garde le souvenir d’une personne très cultivée et d’une grande finesse d’esprit.
Quelques années plus tard, je pris le train pour Compiègne pour récupérer un daishô. Laurent Milhau m’avait prévenu que malheureusement un hagirepresque invisible était apparu sur le katana, mais je lui avais demandé que le polissage fût mené à son terme. Il m’attendait à la gare, il semblait fatigué mais restait souriant. Il me conduisit dans son atelier à Chelles où j’eus la chance de voir quelques lames qui attendaient, mais également de beaux oshigata de sa main. Une discussion informelle dont j’ai oublié la teneur me confirma qu’il avait une grande finesse d’esprit déjà observée… mais je constatai également qu’il portait un regard ironique sur le monde des collectionneurs. Puis vint l’examen de la lame ; je ne sais si ce fut le hagire(pourtant presque invisible) ou ma mine désespérée d’amateur pas trop éclairé face à ce kizu, mais le prix demandé pour le règlement du polissage fut bien en deçà de ce qui était habituellement pratiqué.
Je possède toujours deux lames (sans hagire) parfaitement restaurées par Laurent Milhau.

M.D.

Quartiers d’été : atelier improvisé dans la maison familiale au Cap d’Agde (photo Tsugami S.).

Message de Daniel Gony

C’est, je crois, en 1984, à l’occasion d’une conférence sur le sabre japonais à Paris dans le cadre d’une manifestation d’arts martiaux, que j’ai rencontré Laurent Milhau pour la première fois. Je me souviens qu’à l’issue de cette conférence, quelqu’un lui avait montré son travail de polissage sur quelques lames. Cet autodidacte du polissage s’est entendu dire que «  ce n’était pas ça ! ». Le commentaire, pour sévère qu’il ait pu paraître, n’en était pas moins adapté… Le message était clair, on ne s’improvise pas polisseur de sabres japonais. Ce message, Laurent l’aura clamé dès ses débuts et jusqu’à la fin de son activité de restaurateur d’armes japonaises.
L’année suivante, je confie à Laurent mon premier sabre pour polissage dans son atelier à Paris. D’autres suivront. Cette première visite fut l’occasion de conseils avisés sur les pièces de ma modeste collection qu’il fallait repolir et sur celles de moindre importance. Au cours de mes passages à Paris, j’eus l’occasion de voir des sabres présentés et commentés par Laurent (qui testait aussi un peu mes connaissances à l’occasion…). Il me souvient d’un sabre kotô, qui avait appartenu à un maître d’arts martiaux. Si avec le temps le souvenir de la lame s’est estompé, je garde encore très présente cette sensation extraordinaire de légèreté et d’équilibre d’une arme dont la lame dépassait 70 cm…
Ma première visite à Chelles se fait avec Patrick Michel qui a commencé à travailler avec Laurent (fabrication de shirasaya et habaki). Nous y passons le week-end. Laurent a changé, il a maintenant le crâne rasé, il a un peu forci. Le soir de notre arrivée nous mangeons une côte de bœuf cuite dans l’âtre et arrosée avec de la moelle… Laurent plaisante « Si ma diététicienne me voyait… »
Un jour, au détour d’une conversation un interlocuteur, ignorant que je connaissais Laurent, me lâche un commentaire empreint de bêtise et d’ignorance sur le thème de « Il est gravement malade, il ne faut plus lui donner de sabre à polir… ». Cette remarque, c’est comme une gifle ; je prends alors conscience que l’isolement peut aggraver la situation. J’écris une lettre simple à Laurent en l’assurant de mon soutien et de ma disponibilité si je peux l’aider. Je n’aurai pas de réponse directe (je n’en attendais pas d’ailleurs), mais Laurent sait me faire comprendre que mon message l’a touché. Les visites à Chelles se feront plus régulières à partir de ce moment. La première fois que je le revois, il est très affaibli, très amaigri, le visage émacié. Cependant l’impression qui domine est tout autre, l’idée qui me traverse l’esprit est « Il est devenu un vrai diamant ». Il n’a pas de temps à perdre en vaines considérations, il va directement vers ce qui est important. En matière de sabres, il ne se perd pas sur des pièces de piètre facture, il va à l’essentiel, vers les belles lames. Quand nous lui rendons visite, avec Patrick, et que l’on apporte des sabres, sa requête c’est « Montrez-moi quelque chose de beau… ». Que d’heures passées dans le calme de son atelier à le regarder travailler, à examiner des lames, à discuter de points techniques… Ma place favorite, assis sur les premières marches de l’escalier de son bureau en mezzanine au-dessus du togidai.
Peu à peu, au fil de ces rencontres et de nos discussions, l’idée émerge de créer une structure visant à diffuser la culture du sabre japonais, à en faciliter l’étude. Laurent a déjà rédigé le manuscrit d’un traité sur le polissage des sabres. Le projet prend forme, j’assurerai la traduction en langue anglaise de ce livre. Pierres et Sabresdeviendra réalité début 1999. La dédicace sera organisée du 25 au 27 février 1999 à la galerie Robert Burawoy, Laurent est alors très fatigué.
Parallèlement, c’est la création de la structure support, une association loi 1901. Laurent nous a sollicités : Patrick Michel, Michel Chasseuil, Franz Baldauff et moi-même. Je prendrai en charge la partie administrative du projet. En décembre 1997, nous sommes tous les quatre réunis pour la première fois à Chelles autour de Laurent qui nous propose le nom de « Kokusai Tôken Kai ». Les statuts de l’association seront déposés en Préfecture de l’Oise le 26 janvier 1998. Laurent en assure la présidence.
Dès 1997 nous sommes conscients que, à travers son livre et la création de Kokusai Tôken Kai, Laurent prépare son « testament spirituel » et qu’il cherche à transmettre au plus grand nombre ce pour quoi il a tant travaillé : la magnificence du monde des sabres japonais.
Au cours de l’été 1999, à l’occasion d’une visite à Chelles, Laurent vient de perdre une amie dans un accident de la route, il m’en parle… avec cette question terrible à laquelle je n’ai su que répondre « Pourquoi continuer à vivre ? ». Je ne devais plus le revoir. Peu après, sur son lit d’hôpital, il confiera à une personne de sa famille « J’arrête de lutter ». Il décédera quelques jours plus tard. C’est Franz qui m’appellera fin août 1999 pour m’apprendre la triste nouvelle.
Après ses obsèques, le bureau de Kokusai Tôken Kai tiendra une réunion extraordinaire, la présidence de l’association m’est alors confiée. C’est une responsabilité que je m’efforce depuis de remplir dans le respect des idées de Laurent en gardant en mémoire cette phrase qu’il affectionnait « On n’est pas propriétaire des sabres, on en est temporairement dépositaire et responsable… ».

D.G.

A Chelles, en avril 1998, examinant la signature d’un tantô.

Message de Claire Illouz

Mon Cher Laurent,
Nous avons tous été les témoins impuissants de ce combat que tu as mené jusqu’à l’extrême limite de tes forces, croyant plusieurs fois te voir rendre les armes, puis soudain, te voyant les reprendre pour refouler encore la maladie.
Il faut dire que lutter n’avait pour toi rien de nouveau : ton chemin semble depuis toujours ainsi balisé de batailles, luttes incessantes pour garder toujours inextricablement noués la perfection et la révolte, la passion et la maîtrise, le sublime et l’ordinaire, la beauté et le danger, la contemplation et la raillerie.
De ta passion pour les beaux objets, l’art de la restauration des sabres japonais fut l’accomplissement : ta pratique rigoureuse de ce métier si rare, acquis, on le sait, au prix d’un rude apprentissage au Japon, a permis à un grand nombre de ces œuvres endommagées d’être à nouveau contemplées. La technique pure ne suffisant pas à ta recherche, une publication de qualité est venue à point nommé faire avancer la connaissance du public Européen dans ce domaine. Et j’ajouterai, car tout cela n’était rien sans une dose d’humour, que tu étais tout sauf l’homme des plaisirs solitaires : chez toi, toute connaissance ou découverte, toute émotion, idée ou sensation exigeait d’être partagée, commentée et discutée sans compter.
Avec une générosité si naturelle, qu’il me semble à présent que ces moments précieux sont simplement advenus par hasard, tu nous as fait prendre part à cette recherche acharnée, parfois clamée haut et fort, de l’émotion esthétique. Certains travaux, peintures ou montages, témoignent de ces échanges. Pourquoi ces instants rares de discussions à bâtons rompus, de projets communs, sans oublier les sarcasmes, les disputes et les rigolades, me manquent-ils encore ?
Après nous avoir tant donné, tu es parti seul, discrètement : un dernier signe d’élégance, qui nous laisse en mémoire tous ces moments de partage, témoins de ce qu’est une véritable amitié.
Que Mireille, qui t’a donné sa force pour combattre si longtemps, soit aussi louée et remerciée !

C.I.

Claire Illouz, Portrait de Laurent M. (lavis et fusain sur papier, 68 x 42cm).

Message de Patrick Michel

J’ai fait la connaissance de Laurent en 1989, à Nancy, lors de l’« Opération Katana » organisée par le musée du Fer et le GRMT dont je faisais partie. Ce fut une manifestation importante, sur le plan de la réflexion, du travail et de la convivialité. Laurent, membre du GRMT, y participait en tant que polisseur et responsable de l’exposition des lames.
Nous échangeâmes quelques propos sur la restauration des sabres et, de fil en aiguille, il me confia être à la recherche d’un fabricant de shirasaya et de habaki, car il ne concevait pas de remettre dans son vieux fourreau une lame nouvellement polie. Ce fut le point de départ de notre collaboration. Laurent était très exigeant et accordait de l’importance aux moindres détails, mais cette rigueur et précision dans le travail me convenaient parfaitement.
C’est auprès de Laurent que j’ai pu affûter mon regard sur les sabres : le grain, la forme, les activités dans la trempe, l’équilibre. Au bout de plusieurs années, notre partenariat professionnel a fait place à une relation d’amitié et de confiance. Laurent me permettait d’utiliser son matériel mais, craignant que je lui abîme ses pierres à polir si précieuses, il me lançait sur un ton facétieux et dans son accent méridional : « ne me fait pas une branlette de chien ! »
Je restais souvent très tard dans la nuit à travailler à ses côtés. Il régnait un grand silence dans l’atelier, uniquement bercé par le frottement de la lame sur la pierre ou le crépitement du feu ; quand il réalisait le sashikomi, l’ambiance était très « monastique », d’autant plus que Laurent en avait adopté l’habit. Étant donné la position insolite du polisseur sur le togidai et les courbatures qui en résultent, c’était généralement avec un grand soulagement que je l’entendais décréter la fin de la journée de travail. Une fois les lumières de son atelier éteintes, nous sortions dans la petite cour et là je pouvais m’étirer en relevant la tête et contempler un ciel étoilé. C’était magique.
Laurent était une personne très cultivée et très directe ; à un collectionneur imbu de lui-même qui se flattait de posséder un sabre, il n’hésitait pas à le chapitrer avec un sourire narquois : « il ne vous appartient pas mon cher, vous n’en êtes que le dépositaire provisoire ! » Laurent pouvait aussi avoir des réactions plus vigoureuses, par exemple envers ce client peu scrupuleux qui s’était permis de découper un gâteau d’anniversaire avec une lame fraîchement repolie.
Depuis notre rencontre à Nancy en 1989, nous avons fait un bout de chemin ensemble : 10 ans. Outre les échanges techniques, les discussions que nous avions sur l’art en général me manquent. La disparition d’une personne détenant autant de connaissances et une telle expérience est une grande perte.

P.M.

Un homme aux multiples talents.

Message de Yves Michel

Je rencontrais Laurent Milhau surtout à l’occasion du repolissage de mes lames (4). Ses avis étaient toujours extrêmement intéressants pour le débutant que j’étais. D’autre part, en 1992, nous nous sommes retrouvés en train d’examiner les lames exposées à Paris avant la vente de la collection W.A. Compton. Évidemment ses commentaires furent précieux.
Un article de lui dans le Bulletin de l’Association franco-japonaise (n° 17 de 1987) sur les oshigata m’a été particulièrement utile car très explicatif et précis. Il m’a permis de réaliser les zenshin oshigata de toutes mes lames, d’autant plus que Laurent m’avait fourni un bloc d’encre de Chine « grasse » introuvable en province.
Cet exercice, qui exige de la patience et de la méticulosité, est très bénéfique pour bien connaître une lame, surtout si son hamon est complexe : « On ne contemple jamais avec autant de soin une lame que lorsqu’on en trace le hamon […] Le zenshin oshigata complet de la lame apparaît comme un portrait, comme pièce d’identification. […] Tous les collectionneurs devraient s’exercer aux oshigata pour connaître et faire reconnaître leurs lames » [Extraits de Pierres et sabres].
J’ai suivi ce conseil et ne le regrette nullement. Entre autres, par ce moyen j’ai pu obtenir des informations précieuses de la part des experts de Tokyo. L’amabilité, la disponibilité et la simplicité de Laurent Milhau étaient exceptionnelles ; il nous manque. Salut Laurent !

Y. M.

Réalisation d’un oshigata à l’aide de sekka-boku.

Message de Josiane Monrosty

Laurent Milhau est de ces personnages dont on se dit « heureux d’avoir pu les rencontrer ».
Ce que je retiens de cet homme, c’est son sérieux sans vanité, son éthique dans ce choix si difficile du métier de polisseur de sabres. Sans affect ni prétention, il avait le plaisir de nous faire partager ce savoir délicat de la finition des armes dites blanches, lesquelles sont pourtant vouées à se colorer de rouge. Cela me fait penser à une des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly « Le bonheur dans le crime » : la beauté dans la disgrâce. Cette dualité inhérente à notre Terre et à notre condition humaine, Laurent l’avait choisie dans ce métier si beau pour un usage d’une arme si infortune. Cette dualité complice convenait à ce personnage élégant.
Je me souviens de la douceur et du calme de son visage, tendre, souriant à peine, son oreille attentive au « bruit qui dénonçait une juste gestuelle de la pierre, de l’eau et du métal » ; l’avenir de la lame étant soumis à ses mains, à son corps dans une position surprenante et pourtant, comme l’expliquait si bien Laurent, faite pour que l’ergonomie donne l’heureux aboutissement pour que la lame en sorte embellie et laisse à la trempe toute la beauté de son épure.
Sous cet homme intelligent et rusé se cachait un charmant démon d’humour corrosif et crépitant. Fous rires et douces moqueries ne tombaient jamais dans l’hostilité. Nous avons passé des tablées d’amis, tous un peu fous de Japon, réunis à Chelles, à rire et se moquer des uns et des autres, sans oublier la touchante complicité de Laurent et de sa maman Mireille. Nous tombions sous les feux de leur connivence et les clins d’yeux d’une alliance aimante et acérée.
Je pense souvent à cette maman Mireille, lors de la signature du livre de son fils, à la Galerie Robert Burawoy, ne laissant rien voir de son inquiétude, et probablement au bord des larmes, devant son enfant aimé, fier et fort, tenant à signer son ouvrage, sans qu’il se laisse mater par son physique atteint ; digne et noble, souriant et heureux d’avoir pu offrir ce témoignage magnifique, marque d’un travail unique, téméraire et fou sortant de traditions hors d’espace-temps, et que Laurent a su conserver et partager avec nous. Une immortalité du savoir et de ceux qui ont su le saisir pour le faire perdurer. Une éternité, une pérennité, une grâce c’est ce qu’est Laurent que nous aimons et qui nous manque tant.

J.M.

Stand des restaurateurs d’art japonais au Palais des Congrès Nice Acropolis en 1987, en compagnie de Claire Illouz (au centre) et Josiane Monrosty (à droite).

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